Au retour de la Maxi Avalanche de Val d’Isère qui venait de se dérouler ce week-end du 12 et 13 août 2006, je me suis dit qu'il serait bon de s'arrêter un peu pour dîner, je me trouvais au bord du lac du Mont Cenis, il était 19h et l'endroit m'avait l'air propice. Une auberge au bord de l'eau, voilà de quoi se réconcilier avec soi-même.
- Ah non, on ne sert pas de repas le soir"
Et zut!... Un peu plus tard sur la route j'aperçois une pancarte : "Auberge de Toët" Gîte d'étape. Je descends de ma voiture et interpelle les deux personnes debout dehors en train de discuter.
- Vous êtes de la maison?
- Oui
- C'est possible de dîner?
- Oui, mais il va falloir vous ajouter une table pour vous tout seul...
- Quel dommage, dans un gîte il est habituel de manger à la table commune, c'est beaucoup plus sympa, non?
- Je vais voir ma mère, dit le plus jeune des deux.
Un troisième homme sort, l'air jovial, la cinquantaine bien pansante - il avait un petit embonpoint, témoignant que la cuisine devait être bonne. Il m’invite à rentrer. Je pénètre dans une salle commune où il n'y avait nul espace qu'une table apprêtée pour le repas ne l'occupât. Un couple et son enfant jouaient au Monopoly, ou quelque chose comme ça. À l’évidence ce n'était pas l'ambiance impersonnelle du restaurant précédent et le lieu engageait à la causerie. Me voilà en quelques minutes avec deux autres personnes, accoudées à un petit comptoir.
- Vous n'avez rien contre les Belges?
me lance le plus âgé, un homme passé la soixantaine, cheveux blancs, lunettes larges cerclées de noir, la bonne humeur accrochée au regard.
- Non, au contraire, car les histoires belges sont les seules que les Français sont capables de comprendre.
La glace était rompue. Je trinquais déjà le Kir avec mes hôtes, heureux que nous étions tous à la perspective de passer une soirée sympa.
La patronne, acceptant donc ce couvert supplémentaire, nous propose de passer tout de suite dans la salle de derrière.
- On y accède par là,
dit-elle avec pudeur, désignant la cuisine.
Noyée des vapeurs des marmites en ébullition, je me retrouvais en l'espace de quelques minutes dans le secret des lieux. Une petite table dressée de cinq couverts nous attendait dans un coin, face à une fenêtre donnant sur le Lac. Quel contraste avec le premier restau et quelle chance d'avoir eut le synchronisme de cette occasion unique de partager un repas comme celui-ci en pleine montagne en compagnie de ces gens :
- je m'appelle Pierrot et je suis paysan ;
- Je m'appelle Anthony et je suis le fils de la maison ;
- Je m'appelle, Alain, et je suis berger ;
- je m'appelle Père Alex, je suis curé et belge ;
- Je m'appelle Michel et je suis journaliste.
Bon parfois il ne faut pas hésiter et puis en ce dimanche 13 août 2006, n'était-ce pas la vérité?
Soupe, saucisses, tartiflette, fromage (des brebis mêmes du berger), fruits, le tout enjolivé d’une bonne bouteille de Côte du Rhône... je dis cela car en fait ce sont nos histoires aux uns et aux autres qui alimentèrent ce repas.
Histoires de curé, à la chasse aux fidèles qui restent agglutinés dans l'entrée de sa chapelle en forme de pyramide égyptienne, soi-disant inspirée par la légende de Bonaparte, empruntant ce col pour se rendre à la conquête de l'Egypte. "Approchez, il y a des places devant et Dieu ne vous en voudra pas de rester assis". Mais non, ils s'en vont déjà, attirés par je ne sais quel démon du zapping.
Histoire de paysans et des études que son fils devra faire s'il veut rester au pays. Depuis qu'on nous a mis les "nouvelles normes européennes", bientôt on ne pourra plus travailler sur nos terres. On deviendra comme des jardiniers de la montagne, au service des touristes à la recherche d'air pur et de loisirs 100% nature.
Histoires de berger parlant de sa solitude durant les trois mois d'estive, aujourd'hui rompus par le téléphone portable ; évoquant le temps où il descendait une fois par semaine avec son âne afin de remonter ses provisions. À présent, c'est l’hélico qui dépose ses commissions. Histoire des loups qui rôdent autour de l'enclos et qui vont jusqu'à adopter une stratégie de diversion afin d'attirer le chien de garde dans un traquenard, ouvrant ainsi la voie à deux autres compères postés en embuscade à l'opposé du troupeau. Aujourd'hui il en a trois de ces chiens, bêtes extraordinaires qui savent d'instinct se répartir les tâches, l'un au centre du troupeau, le deuxième en périphérie et le troisième en maraudeur allant d'un lieu à l'autre afin de mettre le loup en fuite. Puis il nous parla de ces inspecteurs du travail, d'autres prédateurs, qui sont venus en plein alpage vérifier si tout était bien conforme aux règles, que la convention collective figurait bien à la listes des document obligatoires et que les 35 heures étaient appliquées. Il dit également comment il se révolta du tatillonisme des services sanitaires, soucieux uniquement de la traçabilité de son fromage qui, pour une fois, sentait bon l'alpage.
Histoire de journaliste qui arrive à faire dire à son interviewé ce qu'il a envie d'entendre et non pas sa vérité ; Mais aussi histoire de ce que j'ai fait ces trois derniers jours à filmer quelques 200 furieux qui, répondant à l'appel du gourou du VTT alpin, sont venus de toute l'Europe faire du vélo dans les montagnes de Val d'Isère alors que la météo annonçait depuis plusieurs jours déjà pluie et neige au dessus de 2000m. Par moins 5 degrés, ces adeptes du dépassement de soi acceptèrent de gravir les flans du Rocher de Belvarde, recouvert de 10 cm de poudreuse. Histoire de ce que j'ai ressenti en les accompagnant alors qu'ils poussaient sans mot dire leur machine le long de cette piste, pentue à la limite de l'éboulement, les pieds dans la neige, les jambes à nue, le Kway serré, les mains tremblantes de froid crispées sur le guidon, le souffle coupé par l’altitude. Histoire de ce que j'ai filmé quand cette caravane, étirée sur plus d'une centaine de mètres, progressait lentement, tels les pantins d'un théâtre d'ombre, noyés dans une lumière blafarde, disparaissant parfois dans des volutes de brouillard. Quel moment intense où l'effort individuel se transmue en émotion collective. N'avais-je pas là, cadré dans l’objectif de ma caméra, l'image fantôme de ces troupes napoléoniennes, traversant quelque col alpin à la conquête de la gloire? N'avais-je pas là, dans le champ de mon cadre, une bande de héros ordinaires, prêts à en découdre avec eux-mêmes. Alignés selon un cérémonial orchestré par la voie fluette mais ferme de l'irremplaçable Cathy, ils se serrent les uns contre les autres comme pour se protéger des bourrasques de grésil, aveuglant leurs lunettes et heurtant de mille picots les casques de ces chevaliers des temps modernes. Face à la pente vertigineuse et enneigée de surcroît, ils n'écoutent plus que les ordres de Monsieur George, abandonnant toute raison au moment de lâcher les freins. Histoire enfin de ces collégiens, étudiants, ingénieurs, employés, entrepreneurs ou retraités (j'en ai rencontré un qui avait ses soixante pulses au compteur), tous coureurs amateurs ou professionnels. Conquérants de l'inutile, ils vont devoir dépasser leur peur et affronter murs et compressions, cuvettes et paraboliques, vélodromes et dévers, pairies glissantes et rigoles piégeuses, ornières boueuses et singles entrecoupées d'épingles. Histoire aussi de cette concurrente, arrivant à la hauteur de deux garçons pétrifiés de terreur face à une rupture de pente de plus de 10 mètres qui s'ouvrait à leurs pieds. N'écoutant que son courage, prompt à honorer d'une audace féminine cette discipline essentiellement masculine, elle poursuit sa course à vive allure, malgré le vide. Malheureusement sa vitesse et sans doute une position trop avancée, ne lui permettent pas d'absorber une grosse pierre située au fond d'une cassure du terrain. Et voilà l'équipage parti en vol libre sur 4 à 5 mètres. La fille heurte violemment le sol alors que le vélo lui passe par-dessus. Prostrée, dans la boue, commotionnée, se tenant le bas du dos, je l'entends pleurer doucement. Les deux garçons se précipitent solidairement à son secours. Piquée dans sa fierté, elle se relève au bout de quelques minutes, reprenant sans se plaindre, ni gémir son vélo. Lentement, avec opiniâtreté, elle pousse sa monture jusqu'au sommet de la crête avant de remonter dessus et de disparaître dans l'infini d'un ciel blanc sans limites. Histoire d'une course qui s'achève en passant la ligne d'arrivée. Tous, du premier au dernier, témoignent de leur aventure, de la manière dont ils ont négocié tel saut, passé telle relance, abordé tel virage. Gestes à l’appui, chacun y va de son exploit personnel, heureux au point d'en oublier fatigue et égratignures. Même la froideur du jet d'eau qu'ils s'appliquent mutuellement, afin de dissiper l'épaisse couche de boue qui recouvre leur tenue, n’arrive pas à éteindre leur ardeur. Histoire enfin de ces gens, pas forcément simples, mais qui savent ménager dans leur vie ces instants où l’effort physique grandit l'âme et laisse entrevoir le bonheur.
Une heure et demie déjà ont passé. L'estomac se faisant enfin discret de ses appels à la survie, tout le monde se lève en se donnant rendez-vous pour dans un an, comme si l’avenir ne pouvait en décider autrement.
- Combien vous dois-je, pour le repas?
- Rien, répondit Catherine, la patronne, qui rêvait d'entreprendre le pèlerinage de Saint-Jacques de Compostelle, histoire, elle aussi, d'avoir des histoires à nous raconter.
Epilogue :
Je viens de recevoir un mail de mon ami Jérôme le photographe, dit "la marmotte".
"On a bien souffert. C'est vrai qu'une image vaut de longs discours. On ne voulait pas me croire. "La photo temoin de la parole" est une phrase clé que j'utilise depuis quelques temps. J'en comprends maintenant le sens véritable".
Alors si vous ne me croyez pas mes mots, allez consulter son site, il y était lui aussi.
Et si vous passez par le Col du Mont Cenis, n'hésitez pas à vous y arrêter :